CHAPITRE II

Boyne se tenait à côté de lui devant la rambarde.

— C'est ici, mon garçon, dit-il. On l'appelle la Queue du Dragon. C'est le canal qui sépare Erinn d'Atvia. Un petit bout d'océan, et des siècles de guerre.

— J'ignorais que Kilore et Rondule était si proches, fit Corin, surpris.

— Oui. Les légendes disent qu'autrefois les deux îles n'en faisaient qu'une. Le pays était gouverné par un homme juste. Mais son jeune frère désirait un royaume à lui ; ils se sont battus. Puis ils ont compris que s'ils continuaient, il ne resterait plus un soldat à mener à la bataille. Donc, ils ont conclu une trêve.

Boyne s'interrompit.

— Cela n'explique pas comment une seule île en est devenue deux.

— Ne vous impatientez pas, jeune homme, dit le capitaine en tapotant son nez cabossé. Cela gâcherait la fin de l'histoire.

— Pardonnez-moi, fit Corin en souriant.

— Le plus jeune frère n'était pas content de la trêve. Il vendit son âme à un puissant sorcier pour obtenir son aide. Quand il eut gagné la guerre et tué son frère, il devint roi. Le sorcier demanda son paiement. Le nouveau roi refusa.

— Et le sorcier prit son dû de force.

— Oui. Il sépara le royaume en deux et vola l'âme du roi. Chaque frère avait un fils. Les deux cousins eurent chacun un trône. A ce jour, leurs descendants se battent toujours pour un titre.

— Oui, celui de seigneur des îles Idriennes, dit Corin. Qu'est-il advenu du sorcier ?

— Certains disent qu'il s'est lassé de collecter des âmes sans intérêt. On prétend qu'il est descendu sous la terre et qu'il est devenu le roi du monde d'en bas.

— Vous voulez dire qu'il s'agissait d'Asar-Suti ?

— Je ne sais pas son nom. Je ne connais que la légende. S'il y a du vrai là-dedans, je ne saurais le dire.

— Asar-Suti, le Seker, le dieu des ténèbres, murmura Corin, pensif. Les Ihlinis solindiens l'adorent. Pour eux, c'est le dieu de l'Autre Monde. En son nom, ils veulent annexer Homana pour en faire une partie de son royaume terrestre.

— Je ne connais pas grand-chose aux Ihlinis, car je suis érinnien. Mais ils pourraient être une seule et même chose, le sorcier et le dieu.

C'était un concept nouveau pour Corin, qui avait toujours considéré les sorciers comme des êtres humains dotés de pouvoirs magiques. Si le sorcier était réellement devenu Asar-Suti, qu'est-ce qui empêcherait ses confrères de l'imiter ?

Strahan transformé en dieu... Ce serait une menace terrible pour les Cheysulis et la Prophétie. Que deviendront nos dieux si les Ihlinis fabriquent les leurs ?

La fourrure rousse de la renarde était ébouriffée par le vent.

C'est une question à laquelle je ne peux pas répondre.

Tu ne peux pas, ou tu ne veux pas ?

C'est la même chose. Je n'ai pas de réponse pour toi.

— Voici Kilore, mon garçon. Maintenant, je dois m'occuper de mon bateau.

Distrait, Corin regarda le géant partir. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas pensé à Strahan ou aux Ihlinis, pas plus qu'à la Prophétie. Il savait qu'il en était un maillon, comme tous les enfants de Niall, à part Maeve. C'était pourquoi Strahan avait essayé de les kidnapper, avec la participation de Gisella, quand ils étaient encore bébés.

Il oublia Strahan et ses spéculations, car le bateau venait d'aborder. Comme Niall l'avait dit, Kilore était un lieu de magie et de brouillard. Les collines auxquelles s'accrochait la brume formaient un mur d'enceinte d'un blanc éblouissant.

Au sommet, presque inquiétante à cause de sa masse, se tenait la forteresse qui avait donné son nom à la ville : Kilore, le Nid d'Aigles d'Erinn.

— Kilore ! cria Boyne, joyeux.

J'aimerais arriver à la maison, et pas ici. J'aurais préféré faire n'importe quoi plutôt qu'être messager pour mon père, et prétendant par procuration pour mon rujholli.

Ça sent le poisson, dit Kiri en débarquant à ses côtés, fronçant le nez de dégoût.

Corin fit un sourire en coin. Deirdre lui avait expliqué que la plus grande partie de l'économie d'Erinn reposait sur le poisson et les produits de la mer. Finalement, se dit Corin, voyager n'avait rien de romantique quand on était confronté aux réalités de la vie.

Il prit ses sacoches et quitta le navire en compagnie de Kiri. L'après-midi était bien avancé. Les bateaux rentraient avec la marée.

— Ho ! Cheysuli, appela Boyne. Vous cherchez quelqu'un en particulier, ou vous avez un peu de temps ?

Corin n'avait dit à Boyne que son nom et sa destination.

— J'ai affaire au château, répondit-il. Mais nous avons le temps de prendre un verre. C'est à mon tour de vous inviter, capitaine.

Ils partirent en direction d'une taverne. Soudain, ils entendirent une voix de femme en colère. Boyne s'arrêta net.

— Là ! dit-il en regardant vers une étroite venelle qui serpentait vers la mer. Une jeune dame, là... et des hommes autour.

Les protestations de la femme s'interrompirent abruptement. Boyne partit en courant. Après un instant d'hésitation, Corin le suivit.

— Ces hommes prétendent qu'elle est ivre et qu'ils vont la ramener à son mari. Mais quand elle a appelé à l'aide, elle n'avait pas l'air d'une ivrogne. Je parierais que ces Atviens veulent enlever la jeune fille.

Kiri, appela Corin. Puis il se jeta dans la mêlée. Kiri mordit les chevilles du gaillard qui tenait la femme prisonnière, le forçant à la lâcher. Boyne et Corin firent place nette avec une rapidité déconcertante. Le dernier Atvien s'écroula, évanoui.

— Voilà, mon garçon, nous avons sauvé cette petite de la racaille.

La « petite » était toujours assise sur le sol où elle avait atterri, à demi emballée dans une couverture.

Corin lui tendit la main et l'aida à se relever.

Elle était pâle et un peu secouée ; cela dit, on ne lui avait pas fait de mal. Elle était menue, mais pas fragile. Une autre femme aurait peut-être pleuré ou se serait évanouie. Celle-ci n'en fit rien. Elle le regarda un moment de ses incroyables yeux verts, puis chassa sa chevelure rousse de son visage ovale. Elle poussa un soupir de soulagement.

Ce n'était pas une beauté, selon les critères de Corin. Pourtant, la jeune fille était remarquable. Elle avait une vivacité d'expression et d'esprit qui rendait secondaire la notion de beauté. Presque sans le vouloir, Corin se sentit attiré par elle.

— Vous n'êtes pas érinnien, dit-elle en regardant Corin.

— Non, petite, il est homanan. Cheysuli, plus exactement, expliqua Boyne.

Le géant érinnien sourit. Puis il prit une expression soucieuse.

— Vous allez bien, petite ? Ils n'ont pas eu le temps de vous faire de mal ?

Elle retira sa main de celle de Corin et entreprit de remettre de l'ordre dans ses vêtements. Elle était habillée comme une fille de pêcheur, mais la douceur de sa main et ses manières ne correspondaient pas à ce statut social. Bizarrement, la jeune fille rappelait Keely au prince.

Pensant à sa sœur, il sut qui était la jeune fille. Il sourit.

De haute naissance...

— Ils ne me voulaient pas de mal. Je parierais qu'ils avaient l'intention de m'amener à Alaric, pas de me garder pour eux.

— Cette racaille atvienne !

Boyne tourna la tête et cracha.

— Venez, petite, nous allons vous reconduire à votre mari ou à votre père. Ils voudront entendre ce que vous avez à dire.

— Je n'ai pas de mari. Mon père et mes frères ne sont pas à Kilore, pas plus que ma mère, ce qui a rendu les choses plus faciles pour ces skilfins. C'est en partie ma faute ; père m'avait dit de ne pas venir ici seule. Maintenant, il pourra m'en rebattre les oreilles... Mais dites-moi, pourquoi un Cheysuli est-il à Erinn ?

— J'ai des affaires à traiter avec son seigneur.

— Avec Liam ? Il vous faudra attendre, il est de l'autre côté de l'île, réglant divers litiges.

Elle fit un signe de tête vers le haut.

— Venez-vous avec moi ? Vous aussi, capitaine. Je vous suis reconnaissante du service que vous m'avez rendu. Que diriez-vous d'un bon repas dans le Nid d'Aigles, et d'une bourse bien remplie d'or ?

— Dans le château ? Petite, ne promettez pas des choses que vous ne pouvez pas tenir.

— Je le peux, dit-elle calmement. ( Elle jeta un coup d'oeil à Corin et vit l'expression de son regard. ) Je pense que vous, vous avez compris.

Il sourit.

— Oui, ma dame. Je crois que Boyne comprendra aussi, mais qu'il en restera muet de saisissement.

Un des Atviens remua.

— Ne nous attardons pas, dit-elle. Laissons ces rats dans le caniveau. Qu'ils retournent en rampant vers leur maître.

— Mais, petite, dit Boyne, le château... ?

— Le château, oui. Vous vous pensez indigne de rencontrer l'Aigle d'Erinn, alors que vous avez sauvé un de ses aiglons ? Sauf qu'il n'est pas là, et que vous devrez vous contenter de mon hospitalité.

— Boyne, ne m'avez-vous pas décrit la princesse d'Erinn ?

— Oui. Je l'ai vue une fois, de loin, mais c'était suffisant. Elle est rousse, comme cette petite, et j'ai entendu dire que ses yeux sont verts comme le gazon.

— Du gazon, dit la jeune fille d'un ton morose, démenti par ses yeux brillants. Vous pourriez au moins les comparer à des émeraudes, pas à de l'herbe !

— Vos yeux à vous sont des émeraudes, petite, dit galamment l'homme.

Elle éclata de rire.

— Espèce de nigaud au grand coeur, ne comprenez-vous pas ce que le Cheysuli essayait de vous dire ? Je suis Aileen, la princesse d'Erinn... Avec les yeux vert gazon et tout le reste...

Boyne la regarda, bouche bée.

— C'est impossible !

— Mais vrai. Et si je vous invite à un repas avec moi et que je vous demande d'accepter une bourse d'or, vous m'obéirez !

— Petite... Je veux dire, ma dame...

— Fi des politesses. Venez avec moi, capitaine, et laissez-moi vous remercier pour votre courage.

Souriant de l'embarras de Boyne, Corin resta silencieux. Mais il se demanda ce que penserait Brennan quand il rencontrerait son épouse érinnienne.